“ATTENDS, TU PEUX RÉPÉTER ?…”

C’est un de ces moments dans la vie où tout bascule.

Avril 2018. Île Saint-Louis à Paris. Nos pas résonnent contre les pavés du Quai Bourbon. La ville a commencé sa grande métamorphose. Dans l’air, on perçoit quelque chose qu’on n’avait pas senti depuis longtemps. Ce dimanche radieux et doux est chargé de promesses.

On ne va nulle part vraiment. C’est un rituel que l’on a gardé depuis notre rencontre : se balader, contempler ce qui nous entoure et discuter beaucoup. C’est notre moyen de faire se rencontrer le flux respectif de nos pensées.

À cette époque, nous sommes heureux. Nous avons tout pour l’être : Alison est modéliste dans l’une des plus belles maisons de haute couture en France et Jason voyage à travers le monde à la rencontre d’artisans passionnés pour réaliser des reportages et séries de photos. On se sent fort, serein et accompli.

Pourtant, à mesure que les mots sortent au gré de nos pas, on se rend compte que quelque chose cloche. En direction de la Place Louis Aragon, on regarde disparaître Notre-Dame derrière la première ligne d’immeubles haussmanniens.
“Attends”, dit Jason. “Tu peux répéter ?”
“Je me disais juste… qu’on devrait créer notre propre lieu… avec nos propres codes… nos propres inspirations…”
“On pense chaque détail, comme au Japon, dans chaque geste, à chaque interaction”, dit Jason. “Créer un lieu où lorsqu'on passe le seuil, on déconnecte, on est ailleurs, avec soi. Du yoga le matin, des repas préparés par une cheffe et du gong le soir ! Il faut absolument qu'on fasse vivre cette expérience du gong...”
L’un comme l’autre, on ne peut s’empêcher de sourire.

Et ça continue tout ce dimanche d’avril. On nage ensemble dans l’eau revigorante de ces idées qui n’en finissent pas. On a allumé un grand feu de joie sans savoir que, des années plus tard, on allait s’y brûler.

6 ans d’aventure pour ancrer ce rêve dans le réel.

Un passeport pour rêver

On se sent comme des fourmis quand on marche à travers les buildings de New York en mai 2018. On ouvre grand les yeux pour tout voir.

Ce gigantisme nous aspire et nous inspire. New York nous pousse dans le dos. C’est ici que nous nous répartissons les rôles. Et ce projet s’enrichira à chacun de nos futurs voyages.

En Norvège d’abord où on a été frappé par cette idée de refuge paisible à partager, de créer et cultiver son propre univers pour le rendre pour qu’il prenne soin de nous en retour.

En Islande ensuite où la nature écrasait tout. Et nous aussi. On était perdus dans un océan de pierres noires volcaniques, on se sentait si petit dans l’univers et pourtant, cela offrait une certaine résonance à qui on était vraiment.

Au Népal évidemment où les bols chantants ont fait vibrer nos cellules pour la première fois ; où, dans l’air saturé d’encens, nous méditions de 15 minutes à 2h par jour.

Au Japon, irréel Japon… 
Nous y étions lorsque le premier coup de crayon a dessiné les contours du projet. Nous y sommes retournés encore deux mois avant l’ouverture, pour se charger de son énergie.
C’est le Japon qui nous a montré cette façon de cristalliser l’émotion pure dans chaque geste et point de détail, cette maîtrise de l’artisanat jusqu’à la poésie, lui dont on ne sait pas bien si c’est un pays ou un autre univers.

UNE VISION CLAIRE

Après ces deux ans à voyager et laisser maturer le projet, on sent qu’on y est.

Notre vision est limpide. On visualise l’architecture du bâtiment. On ressent la force vive du lieu dans ses moindres détails.

Mais on veut aller plus loin.

On rêve d’un espace qui n’a pas besoin d'énergie pour fonctionner. Pas de chauffage, pas de clim et pourtant aussi agréable l’hiver que l’été.

Alors on profite du confinement pour étudier les solutions alternatives. On sort des sentiers battus pendant deux ans, pour apprendre et articuler l’ensemble des solutions qui ont du sens. 

Le résultat ? 

Un bâtiment 4 fois plus isolé qu’une construction neuve d’aujourd’hui. Le tout, en n’utilisant que des matériaux écologiques et biosourcés.

Nos murs sont en paille, en bois et en liège ; notre toiture, isolée en vieux journaux ; les fondations sont isolées en verre recyclé ; nos cloisons intérieures sont isolées en panneau de lin normand et en jean recyclés.

Une fois notre enveloppe bien étanche, nous avons orienté les 35m de baies vitrées plein sud. De cette manière, le soleil d’hiver vient déposer ses rayons dans notre sol en béton brut, véritable batterie de chaleur. 

Elle nous est restituée naturellement lors des périodes plus fraîches, ou pendant la nuit. 

Et l’été, notre architecture au toit déporté nous garde au frais. Le soleil étant haut dans le ciel, l’angle de ses rayons ne frappe plus les vitres, évitant la surchauffe.


Bref, un bâtiment dont nous sommes fiers.

Deux mois avant le début, le rêve vacille

Juin 2022. On se sent comme au début d’une course. L’adrénaline coule à flot dans les veines. Rien n’est insurmontable. Sauf qu’un matin, le téléphone sonne.

Le devis de notre charpentier a pris 200,000€ de plus. Tout de suite, les pieds s’enfoncent un peu plus dans la terre. Le verger plat sur lequel on allait tout bâtir prend des allures de sables mouvants.

La faute à l’inflation des matières premières entre autres. 

Le rêve vacille. Mais pas le temps de s'appesantir sur notre sort : on se bat.

On contacte Aymeric, un copain tailleur de pierre, qui nous donne le contact d’un charpentier. La passion parle. À l’autre bout du fil, l’artisan est touché. Problème : il ne pourra pas installer les murs avant novembre. On y va au bluff : “nos murs arriveront le 15 septembre.” On laisse décanter gentiment.

Maintenant il nous faut les murs. Pour l’instant, notre ryokan, c’est juste un dessin sur du papier Canson. Le lendemain, je harcèle au téléphone la seule boîte française qui préfabrique en atelier des murs en paille.

Notre projet n’entre pas vraiment dans leur cahier des charges… ni agenda d’ailleurs. Ils ne voient pas comment faire avant le 20 décembre.
Le jour suivant, on passe la journée dans leur atelier. L’objectif est double : visiter et convaincre. Et quelque chose se passe. On touche une corde sensible et on ne la lâche pas.
Le reste appartient à l’Histoire. Et elle retiendra que le 15 septembre à 7h, nos murs en paille étaient livrés, une grue et une équipe de charpentiers prêts à les monter.
On se croit alors sorti d'affaire...

“Vos matériaux sont trop bizarres pour nous”

Oui, c’est bien des parois de paille qu’on évoquait plus haut. Ou plutôt, des parois de bois garnies de paille. Et ce n’est rien par rapport à tout le reste des bizarreries qui sortent de nos cerveaux.

Les artisans nous regardent comme des extra-terrestres. On va de porte en porte et on comprend que soit on change nos convictions et on fait ce projet, soit on ne change pas et il est tout aussi bien mort-né.

On voit une troisième option. Ou plutôt, on ne voit qu’elle.

C’est un soir comme mille autres, à méditer encore et encore et revoir les prévisions et c’est là qu’on se met d’accord : aucun compromis sur les matières premières, si c’est trop cher, on fera nous-mêmes. Et si on n’a jamais planté un clou de notre vie, qu’est-ce que ça peut bien faire ? On apprendra tout.

La paille : de notre enfance à notre ryokan

Jaune le soleil et jaune la terre. Parfois les souvenirs d’enfance remontent et éclatent dans sa vie d’adulte en un millier de fragments piquant de vérité. Tous les deux, nous avons passé nos étés d’enfance à jouer dans les champs de blé.

La paille est partout en Normandie et c’est un déchet. Le blé sans grain devient de la paille et cette paille ne sert à rien qu’à la litière des vaches. Pourtant, elle a un pouvoir isolant jusqu’à 4 fois supérieur à ce qui se fait aujourd’hui.

Nous avons donc décidé d’en garnir nos murs pour nous protéger du froid et nous assurer que ces souvenirs d’enfance resteraient au plus près de nous.

900 planches de bois,
72 000 clous et 9 000 bandes de lièges

L’un comme l’autre, on est rarement séduit par ce qui est juste utile ou juste bon. Il faut aussi que ce soit beau. Nous pensons qu’une chaise a davantage à offrir qu’une simple assise, qu’un vêtement recyclé doit mettre en valeur son porteur.

Notre ryokan devait avoir de l’allure. On a longtemps cherché l’idée et c’est à cette biennale de design que ça nous a sauté aux yeux : le liège cochait toutes les cases.

Après avoir dessiné ce qu’on voulait sur un bout de papier, on s’est mis en quête du bon partenaire pour le faire. Sauf que personne ne savait le faire. Alors Alison s’est lancée à l’assaut du Portugal pour remonter la filière et persuader un producteur de fabriquer des bandes de liège inédites.

Quand les bandes arrivent, dans la pénombre d’un soir d’été, quelques larmes viennent. S’ensuivent ensuite les larmes d’effort car il nous aura fallu un travail titanesque de 900 planches de bois, 72 000 clous et 9 000 bandes de lièges pour habiller notre ryokan.

les murs indigos
en jean recyclés.

Le sacré d’un lieu passe par l’acoustique. Parfois, on pourrait presque voir les sons passer. On voulait que ce lieu puisse faire un effet immédiat de rupture avec le monde extérieur grâce au traitement des sons. On voulait que l’introspection des clients commence dès le moment où la personne allait franchir la porte.

C’est pour cela qu’on a travaillé les cloisons intérieures du ryokan : en plus de la plaque de fermacell, ils sont doublés avec des panneaux de lin et de papier recyclé et entre ces panneaux se trouve un tapis de tissus recyclés.

Ces tissus sont en majorité des denims alors l’intérieur de nos murs est bleu indigo. On ne peut pas le voir mais c’est comme un tatouage significatif sous une chemise : c’est un secret qu’on garde pour soi et partage avec les bonnes personnes.

Un écrin de verdure hors du temps

La première fois qu’on a mis les pieds sur le terrain, c’était un verger plat parsemé de pommiers malades. Il fallait se projeter. Mais on savait que l’extérieur était aussi important que l’intérieur sinon plus. Car à l’intérieur, on voulait que l’œil soit immédiatement attiré par le jardin japonais.

On peut le dire maintenant : ce défi a été parmi les plus durs à relever. Dès les premiers coups de mini-pelle, on a compris.

Deux mois à creuser sans cesse pour donner vie au bassin de nos rêves.


La philosophie japonaise est bien loin de vous quand votre tracteur s’enlise dans la boue toutes les 5 minutes, que vous passez votre soirée à jouer au mécanicien pour réparer votre engin ou lorsque vous découvrez au petit matin vos tapis de mousse, laborieusement installés toute la journée, ravagés par des merles laboureurs.

Mais à force d’envie, de l’aide de nos amis, de thé matcha et de persévérance, nous avons fait naître notre jardin ici où il n’y avait presque rien. Il nous faudra plus de temps pour concurrencer les maîtres jardiniers rencontrés à Kyoto mais on l’a eu notre écrin de verdure hors du temps.

Le YAKISUGI, Brûler le bois pour le renforcer

Pénétrer dans le ryokan, c’est pénétrer dans un autre monde. Le temps ne s’écoule plus pareil. L’environnement a changé. Le rythme cardiaque ralentit.

Comment matérialiser ce passage ? Par une longue allée à laquelle il fallait donner un caractère surnaturel.

Assez vite, on a pensé au bois brûlé : le yakisugi. Cette technique traditionnelle qui, en plus d’ajouter cette dose de personnalité, rend le bois imputrescible et donc plus durable.

Certains villages plus que centenaires au Japon sont construits avec du bois brûlé, historiquement avec du cèdre japonais.

Vous n’avez jamais fait brûler 1000 planches de bois de cèdre, vous ? Rassurez-vous nous non plus avant cette fois-ci.

Il a fallu une formidable chaîne humaine, solidaire et laborieuse pour brûler ce bois nous-mêmes. Pas moins de 10 personnes avec des postes bien précis, de la conception des cheminées, à la découpe du bois, au brûlage de celui-ci et au passage final d’une huile végétale cicatrisante.

Cette expérience majeure demeurera un des souvenirs les plus magiques de notre chantier.

11 WC à l’eau de pluie

“L’eau tombe du ciel. 
Et il paraît qu’en Normandie plus qu’ailleurs…
Alors pourquoi ne pas l’utiliser ?”

Fait : nous faisons nos besoins tous les jours dans de l’eau potable. C’est absurde, mais généralement, on n’a pas le choix.

Sauf que là, avec la construction du ryokan, on a créé nos propres règles. Nous avons donc décidé de détourner ponctuellement l’eau du ciel et de contourner cette absurdité.

Car oui, c’est bien de l’eau de pluie qui alimente nos 11 WC, les lave-linge et l’arrosage extérieur. On se sent mieux d’un coup, non ? Mais ce n’était pas suffisant à nos yeux. Cela n’avait pas beaucoup de sens si cette eau, ensuite, devait finir dans l'égout ou une fosse chimique.

On a préféré dédier un espace que l'on a rempli de plantes filtrantes. Elles se nourrissent des déchets organiques et des bactéries présentes dans l'eau sale pour la rendre, propre, à la nature.

Il faut voir toute cette faune qui se développe à cet endroit : des oiseaux, des grenouilles, des libellules, des lapins et des écureuils. Le bec à oreille semble bien fonctionner dans la région.

UNe batterie solaire avec la terre du verger

A l'exception d'un poêle, il n’y a pas de chauffage dans le ryokan. La paille isole, les baies vitrées accueillent le soleil rasant d’hiver. Mais on se demandait quand même comment on allait faire pour les périodes hivernales où le soleil manquait cruellement à l’appel.
On a misé sur le pisé.
Ce que vous voyez sur les photos est un comptoir en pisé, composé de la terre argileuse extraite ici même du sol. La magie du pisé, c’est d’agir comme une batterie naturelle. La matière emmagasine la chaleur ambiante, les calories de la lumière du soleil d’hiver et la libère la nuit ou quand il fait froid.